Comment le lézard sacrifie sa queue et échappe au prédateur

Le lézard qui abandonne sa queue au prédateur … pourquoi ?

Dans une news de Science, Ghatak, A. (2022) ici introduit son texte ainsi (traduction)  « Parmi les nombreuses stratégies que les animaux ont développées pour échapper à la capture par leurs prédateurs, l’autotomie est une des principales, par laquelle un animal s’auto-ampute une partie du corps, comme une patte ou une queue (cf. fig 1), lui permettant d’échapper à son agresseur. »

Fig 1: Les chercheurs ont montré que l’autotomie caudale chez les lézards, comme celle observée chez le scinque japonais à cinq lignes (Eumeces japonicus) illustré ici, est médiée par des emboitement de microstructures à plusieurs niveaux dans plan de fracture de leur queue. [img]. Source :PHOTO: RYU UCHIYAMA/MINDEN PICTURES
« Rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution »

(Dobzhansky, 1973).

Cette réponse classique à la question du pourquoi la place dans une perspective finaliste (téléologique) – « permettant d’échapper à »,  sous-entendant qu’un organisme dispose d’une fonction simplement parce qu’il en a besoin. Pourtant nous savons que le besoin ne crée pas la fonction.
Cette explication correspond si bien à la tendance naturelle à expliquer le monde vivant en termes téléologiques, anthropocentrés (« stratégies des animaux ») (Betz, et al.,2019) qu’elle ne choque personne, même dans la revue Science !
Les lecteurs sont supposés comprendre que ce raccourci de langage veut dire quelque chose comme « dans la diversité génétique des lézards, ceux chez lesquels on trouve ce mécanisme échappent plus souvent au prédateur,… et ont plus de descendants. »


Ces conceptions finalistes et anthropocentrées, également fréquentes de la part du monde médical, font obstacle à la compréhension des mécanismes biologiques, de nombreuses recherches l’ont montré cf p. ex (Coley, et al., 2015). encourage le lecteur à aller vérifier dans l’article d’origine :  ici

Le paradigme explicatif de la biologie, fondé sur des explications causales objectives et moléculaires, permet des explications bien plus puissantes.
Elles ont permis – par exemple – de comprendre SARS-Cov2 et produire des vaccins très efficaces très rapidement.

Pourtant ces explications spontanées finissent par reprendre le dessus dès qu’on n’y prend plus garde, même chez des spécialistes (Potvin, P. 2013) ici et on voit très souvent des enseignants donner ces explications dans les classes du secondaire.  encourage le lecteur à aller vérifier dans l’article d’origine ici

Sans y prêter garde, si on se laisse aller à ces raccourcis en physiologie, écologie, immunologie,… on renforce chez les élèves les explications naïves (créationnistes) qui rendront moins efficace l’enseignement de l’évolution.
Est-il si difficile de dire « Les lézards actuels descendent de ceux qui avaient ce mécanisme d’auto-amputation, voyons comment il se produit  » .
Ghatak, A. (2022) complète son résumé en présentant un éventail de cas d’autotomie chez des animaux et des plantes qui pourrait intéresser de nombreux enseignants cf.à la fin de ce texte.

…ou comment ce détachement se produit-il ?

Baban et al. (2022) sont plus prudents dans l’article source de la news par Ghatak (2022); la question qu’ils traitent est comment se fait-il qu’un membre ne se détache pas pendant l’activité normale de l’animal mais se détache facilement et rapidement lorsqu’il lutte pour échapper à l’emprise d’un prédateur ?

Par quel mécanisme cette autotomie se produit-elle – mais pas durant l’activité normale ?

Baban et al. (2022) montrent que l’auto-amputation de la queue se produit au niveau de segments séparés par plusieurs plans de fracture – des zones faibles.  Leurs expériences avec trois espèces de lézards différentes – Hemidactylus flaviviridis, Cyrtopodion scabrum et Acanthodactylus schmidti – montrent que ces plans ne sont pas lisses mais sont faits de 3 niveaux de structures microscopiques avec des tailles allant de centaines de micromètres à des dizaines de nanomètres. Ces structures constituent des formes s’emboîtant les unes dans les autres à des niveaux de plus en plus petits permettant une liaison solide en temps normal, mais un détachement rapide lorsque les surfaces sont écartées latéralement – un peu comme quand on pèle un velcro. Ces structures s’emboitant les unes dans les autres (« microstructure hiérarchique » disent les auteurs) sont d’abord coniques et s’emboitant dans des cavités de forme correspondantes, la surface de ces cônes est formée de des structures en piliers en forme de champignons mou s’emboîtant dans des cavités, elles-mêmes tapissées de nanopores et en face de structures correspondantes en billes (Cf Fig. 2).

Fig 2:  Image au microscope électronique à balayage (MEB) de l’interface autotomisée d’une queue de H. flaviviridis. (A) Emplacement de la queue autotomisée (barre d’échelle, 1,5 cm). La morphologie segmentée de la queue (barre d’échelle, 1 cm) montre la région P, représentant la partie proximale de la queue, et la région D, représentant la partie distale (barre d’échelle, 0,5 cm), dans un assemblage de type plug-and-socket (barre d’échelle , 1mm). (B) SEM de la partie distale (D) montrant les tissus en forme de coin avec des microstructures en forme de champignon très denses (barre d’échelle, 1 mm). La partie agrandie montre l’arrangement en micropiliers en forme de champignon (barre d’échelle, 100 μm) avec le sommet du champignon unique indiqué par MT (barre d’échelle, 10 μm) contenant les nanopores (NP) et les nanobilles (NB) (barre d’échelle, 1 μm) . SEM de la région P (barre d’échelle, 1 mm) montre les empreintes MT correspondantes indiquées comme MTI (barre d’échelle, 100 μm). Le MTI unique (barre d’échelle, 10 μm) montre une topologie plane (barre d’échelle, 1 μm). (C) Modèle hypothétique de l’interface de la queue de lézard entre deux segments complémentaires avant la fracture, consistant en des connexions supérieures nanoporeuses micropiliers au niveau des faces tissulaires en forme de coin. [img]. Source : Source Baban, (2022) traduit

Baban et al. montrent par des études protéomiques et la microscopie électronique à balayage des plans que les « champignons » qui composent la surface clivée de la queue n’entrent pas dans un verrouillage mécanique ou une liaison covalente avec le corps principal de l’animal, mais forment plutôt des liaisons physiques par des forces adhésives. Ils montrent que cette adhérence est suffisamment forte pour que la queue ne se détache pas lors d’activités normales. En effet, une traction droite de la queue (fig 3 A) n’entraîne pas de défaillance. Par contre, lorsque la queue est tirée de côté (fig 3 B) à une petite distance d’un de ces plans de fracture (p.ex.si un prédateur s’en saisit), un mouvement de flexion de la queue initie une fissure d’un côté, qui se propage alors de manière catastrophique et conduit à une séparation complète de cette partie de la queue.
Fig. 3 Analyse à grande vitesse de l’autotomie de la queue. (A) Effort en traction,aucune initiation de fracture n’a été observée. (B) Mode de flexion, montrant l’initiation de la fracture. Une propagation catastrophique de la fracture a été observée après l’initiation de la fracture en mode flexion.[img] Source Baban, (2022)- traduit

Les auteurs proposent aussi  des vidéos dans les Supplementary Materials : movie S5 and S6.

Mise en perspective de l’autotomie et de ces structure dans le vivant

Ghatak, A. (2022) dans la news ici complète son résumé de cette recherche en présentant un éventail de cas d’autotomie chez des animaux et des plantes qui pourrait intéresser de nombreux enseignants. Bien qu’il persiste avec des explications téléologiques, ou anthropocentrées,  JTS se contente ici de proposer une traduction où sont repérées en vert ces raccourcis téléologiques, laissant libre le-la lecteur-trice. Jump-To-Science : donner envie d'accéder aux                    articles plutot que vulgariser encourage le lecteur à aller vérifier dans la news d’origine :  ici
 » Les conclusions de Baban et al. pourraient s’appliquer à des caractéristiques hiérarchiques similaires présentes sur les pattes de nombreux animaux grimpant aux murs. Les geckos, les insectes et les grenouilles ont tous attiré l’attention des scientifiques pour leur capacité exceptionnelle à marcher ou à s’élancer sur une variété de surfaces dans leur habitat, souvent lorsqu’ils sont situés sur une surface verticale ou même complètement à l’envers. L’adhérence forte, mais réversible, à leurs pieds est dérivée de microstructures hiérarchiques qui se divisent en poils de plus en plus fins, qui se terminent par des coiffes en forme de spatule ou de champignon.

Des milliards de ces poils ou soies permettent non seulement à ces animaux de suivre les contours de la rugosité nano- à micro-scopique de la surface à laquelle ils s’accrochent, mais aident également à se détacher et à se rattacher grâce à de multiples arrêts de fissures et à la ré initiation au bord de chacun d’entre eux de l’adhésion.
Des effets en profondeur, comme la pression réglable dans les sacs remplis de liquide ou d’air et l’adhérence avec une hystérèse aux parois internes des vaisseaux, amplifient encore l’effet arrêt de propagation des fissures et la dissipation d’énergie qui en résulte. Dans certains cas, un liquide émerge de minuscules trous sur les poils pour former un pont capillaire avec la surface adhérente, ce qui entraîne une adhérence à la fois forte et réversible. Lorsque le pied de l’animal est tiré perpendiculairement à la surface, des centaines et des milliers de minuscules attaches répartissent la charge et aident à résister à la séparation. En revanche, lors de la flexion ou lorsqu’un bord du contact « pèle », les contrainte de traction se concentrent suffisamment sur le front de rupture pour que la fissure puisse vaincre la résistance à au détachement, un peu comme le mécanisme d’autotomie de la queue de lézard.
Ainsi les conclusions de Baban et al. ont une portée plus large : […] Il convient de noter que non seulement les lézards, mais aussi les salamandres, les crustacés, les araignées, les souris et les vers utilisent l’autotomie comme stratégie de défense, et il serait intéressant de déterminer si ces animaux utilisent l’adhérence comme mécanisme dominant pour maintenir leur membre détachable relié au torse principal.
L’autotomie n’est qu’une des stratégies que les organismes ont développées pour échapper à la capture par leurs prédateurs. Cependant, cela contraste fortement avec d’autres compétences de survie qui fonctionnent soit sur le principe du camouflage, soit sur le stratagème d’une frappe préventive, comme pulvériser des produits chimiques chauds et toxiques ou dégager une mauvaise odeur. Pourtant, une grande variété d’espèces du règne animal et même certaines espèces végétales utilisent l’autotomie pour survivre. Par exemple, des plantes comme Oxalis pes-caprae (ici) ont recours à l’autotomie pour se défendre d’être complètement déracinées lorsqu’elles sont tirées par des herbivores. Une encoche présente à la base de la tige des feuilles de ces plantes agit comme un maillon faible qui garantit que seule la feuille est arrachée, sauvant ainsi toute la plante. Ainsi, l’autotomie s’avère être un outil de survie efficace dans le monde naturel, et sa prévalence chez les plantes et les animaux donne l’assurance qu’elle peut être utile pour des applications scientifiques et techniques. En particulier dans la robotique, la technologie furtive et les prothèses et pour le fonctionnement en toute sécurité de nombreuses installations critiques, un lien optimisé similaire à celui présent à la queue du lézard peut contribuer grandement à protéger un composant ou un appareil coûteux contre un accident ou un accident imprévu. Jump-To-Science : donner envie d'accéder aux articles              plutot que vulgariser encourage le lecteur à aller vérifier dans la news d’origine :  ici

Références:

  • Baban, N. S., Orozaliev, A., Kirchhof, S., Stubbs, C. J., & Song, Y.-A. (2022). Biomimetic fracture model of lizard tail autotomy. Science, 375(6582), 770‑774. https://doi.org/10.1126/science.abh1614
  • Betz, N., Leffers, J. S., Thor, E. E. D., Fux, M., de Nesnera, K., Tanner, K. D., & Coley, J. D. (2019). Cognitive Construal-Consistent Instructor Language in the Undergraduate Biology Classroom. CBE—Life Sciences Education, 18(4), ar63. https://doi.org/10.1187/cbe.19-04-0076
  • Coley, J. D., & Tanner, K. (2015). Relations between Intuitive Biological Thinking and Biological Misconceptions in Biology Majors and Nonmajors. CBE-Life Sciences Education, 14(1), ar8. https://doi.org/10.1187/cbe.14-06-0094
  • Dobzhansky, T. (1973). Nothing in biology makes sense except in the light of evolution. American Biology Teacher, 35(3), 125‑129
  • Ghatak, A. (2022). How does a lizard shed its tail? Science, 375(6582), 721‑722. https://doi.org/10.1126/science.abn4949
  • Potvin, P. (2013). Proposition for improving the classical models of conceptual change based on neuroeducational evidence : Conceptual prevalence. Neuroeducation, 2(1), 16‑43. https://doi.org/10.24046/neuroed.20130201.16
  • Potvin, P. (2019). Faire apprendre les sciences et la technologie à l’école : Épistémologie, didactique, sciences cognitives et neurosciences au service de l’enseignant. Presses de l’université Laval.
  • Potvin, P. (2019). Faire apprendre les sciences et la technologie à l’école : Épistémologie, didactique, sciences cognitives et neurosciences au service de l’enseignant. Presses de l’université Laval. Extraits intranet.pdf
  • Potvin, P., Sauriol, É., & Riopel, M. (2015). Experimental evidence of the superiority of the prevalence model of conceptual change over the classical models and repetition. J Res Sci Teach, 52(8), 1082‑1108. https://doi.org/10.1002/tea.21235
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