Des génomes multiples dans la même personne… dépasser la pensée unique ?

Les mêmes 46 chromosomes dans chacune de nos cellules ?

Les énormes progrès dans les techniques de séquençage et autres techniques analysant des génomes entiers (génome-wide) ont permis de confirmer que nous sommes faits d’une population de cellules avec chacune son génome « personnel ». Alors que nos manuels répètent que toutes nos cellules ont le même génome, la mosaïcité (qu’on me pardonne cette traduction de mosaicism en anglais) pourrait bien être la règle plutôt que l’exception. On distingue naturellement dans les ouvrages scolaires le cas des gamètes qui n’ont que 1N chromosomes et parfois le réarrangement génétique dans le système immunitaire.
Il semble que les arbres sont souvent une mosaïque de génomes dont la diversité est un gage de survie d’au moins une partie face à des conditions variables (Hallé, Francis, 2004), ce qui est finalement peu surprenant si on considère leur âge.

Le rôle que cette mosaïcité pourrait jouer dans le développement et la maladie est discuté dans un article de type perspective dans Science : Lupski, J. R. (2013). doi:10.1126/science.1239503 et repris dans un Podcast Science Podcast: 26 July Show Comment  Obtenir un article mentionné

L’origine de cette mosaïcité ?

La mosaïcité peut reparaitre par des erreurs de ségrégation des chromosomes ou lors de la réplication de l’ADN, conduisant à diverses mutations (aneuploidie, réarrangements, mutations d’un seul nucléotide, etc.) Ces mutations peuvent se produire à tous les stades du développement, dans les cellules souches, les cellules en cours de différenciation, et les cellules différenciées.

Figure
Fig 1: L’apparition de la mosaïcité peut se produire au cours des nombreuses divisions : une population de cellules originales ( bleues) peut subir des mutation à n’importe quel stade du cycle de vie (vert, violet, rouge) La sélection favorise ou élimine certains de ces génomes selon les tissus conduisant à une mosaïque de tissus [img] source « CREDIT: P. HUEY/SCIENCE »

Il y aurait un équilibre entre les mutations qui produisent la variabilité et la sélection des variants les plus adaptés à l’environnement particulier ( cf. fig 1). Le développement serait un processus de forte pression sélective pour l’intégrité du génome humain. En effet l’analyse génomique de cellules uniques durant les premiers stades du développement révèle que l’instabilité chromosomique est fréquente durant la segmentation (clivage) : on a trouvé chez 70% de 14 embryons analysés des compléments chromosomiques anormaux (Mertzanidou, A., et al., 2013), alors que ces anomalies assez grossières sont rares chez les nouveau-nés. Peut-être, disent Lupski, J. R. (2013), que la sélection est plus sévère dans l’organisme entier
On a même découvert des « vrais » jumeaux monozygotiques – merci à Céline Brockman de cette synthèse, Cf Hultén,  & al. (2010) doi:10.2174/138920210793176056 pour plus de détails :  Comment  Obtenir un article mentionné

1. Le zygote est trisomique (meiotic trisomy) et juste après la formation des jumeaux, se produit dans un blastomère une « trisomy rescue » phénomène connu… ou la cellule en question « perd » le chromosome surnuméraire.
2. Le zygote est formé avec 46 chromosomes, la formation des jumeaux monozygotiques s’ensuit, puis une « mitotic trisomy » se produit sur un des blastomère d’un des jumeaux.

Heteroplasmy 16169 C/T of Nicholas       II of Russia. Source : WikipediaDans un évènement Expériement@l l’ADN d’élèves avait été séquencé à la plateforme génomique et analysé avec l’aide de l’équipe de Prof. Sanchez-Mazas à l’UniGE  (cf données authentiques disponibles aux membre Expériment@l ici). Et l’analyse de la séquence particulière d’ADN mitochondrial avait mis en évidence des cas d’hétéroplasmie à certaines positions  qui rendent la lecture de LA séquence d’ADN difficile car il y en aurait plusieurs : cf. La glissade du séquençage qui rend flou. Le problème est que les appareils de mesure sont pensés dans un modèle d’unicité du génome et les résultats doivent être  interprétés en fonction de cette limitation. C’est parce qu’on a maintenant des techniques de single-cell séquençing – que Lupski, J. R. (2013) mentionne – qu’on peut distinguer LES génomes cellulaires.

Fig 2, ci-contre :  Heteroplasmy 16169 C/T of Nicholas II of Russia.   [img]Source : Wikipedia

Des fonctions biologiques ?

Lupski, J. R. et al. (2013) rappellent qu’on sait depuis longtemps que les cancers sont une mosaïque de cellules ce qui rend le traitement plus difficile. Certaines se comportent comme des cellules souches et si elles subsistent, la tumeur peut repartir même si le reste de la tumeur a été très largement réduite. (Cf p. ex. Alberts on-line). Des travaux récents suggèrent que la mosaïcité somatique du système nerveux sous-tend plusieurs maladies neurodéveloppementales et peut-être neuropsychiatriques.

Cortical development—origins of         pyramidal neurons and astrocytes in the cerebral cortex. Fig. 1 Inherited, de novo, and           somatic mutations causing neurological disease.
Fig 3 : Développement des cellules pyramidales et astrocytes dans le cortex cérébral. Bas : mutations héritées, de novo et somatiques causant des troubles neurologiques [img] [img] source Poduri, A., et al.. (2013)

Cependant l’étendue de la mosaïcité suggère qu’elle a aussi des fonctions physiologiques. Le cas le mieux caractérisé est bien sûr le système immunitaire où la diversité intra-individuelle est générée par la recombinaison, les réarrangements et l’hyper-mutation somatique pour permettre la production d’anticorps (Cf. janeway ici) et de T-cell receptor (cf Janeway ici ) correspondant à tous les antigènes possibles. Chaque clone de lymphocyte B ou T a donc un génome un peu différent et le transmet à ses cellules-filles : le clone dont il fait partie.

La complexité et la diversité des types neuronaux dans le cerveau pourrait résulter de retrotransposition somatique et la mosaïcité pourrait jouer un rôle dans le fonctionnement normal du cerveau. Cependant les auteurs indiquent prudemment que  » However, more work is needed to determine whether somatic mosaicism has direct biological functions in specific tissues. »  Lupski, J. R. (2013) Comment  Obtenir un article mentionné

Implications cliniques ?

La mosaïcité des tissus somatiques et germinaux a plusieurs implications cliniques :
Le risque de récurrence pour des parents on affectés qui ont un enfant affecté et qui envisagent une nouvelle grossesse peut être lié à différents facteurs comme la fréquence de la mutations, le type de mécanisme mutatoire, le moment ou la mutation a eu lieu dans le développement embryologique, etc.

Le génome séquencé ? mais lequel ?

Sur le plan diagnostique, il faut réaliser que les analyses de génome reflètent la moyenne des génomes examinés. Par exemple pour la choriocentèse, une anomalie constatée pourrait refléter la mosaïcité des annexes embryonnaires par exemple et une population de cellules confinée au placenta qui serait anormale. Les caryotypes ne reflètent que le génome des cellules qu’on a fait pousser, alors que l’ADN extrait des globules blancs pourrait révéler une éventuelle mosaïcité. Mais ces approches ne révèleraient pas une mosaïcité dans le cerveau ou d’autres tissus et organes. Les auteurs suggèrent que les biopsies de la peau seraient plus représentatives des cellules souches sanguines, et ils proposent aussi d’étudier cette mosaïcité dans de nombreux autres tissus extraits chirurgicalement. « Such studies may prove informative in the clinic »

Savoir comment on a obtenu les résultats permet de les interpréter

Inévitablement les méthodes et appareils de mesure sont pensés à l’intérieur d’un modèle qui en définit les limites : ici le modèle d’unicité du génome a empêché de voir durant longtemps ces différences. Et nous a conduit a enseigner l’unicité du génome d’un individu comme un fait.
Avons nous enseigné du « faux » ? Pas si on considère que la science produit des modèles qui sont hypothétiques, modifiables, de portée limitée et pertinents pour certains problèmes (Martinand, J. L., 1996). Et si on enseigne dans cette perspective.
Certains modèles doivent être revus pour prendre en compte de nouvelles données, et les limite d’un modèle comme  » toutes les cellules du corps ont le même génome » sont mieux clarifiées. Enseigner ce modèle à un moment du parcours scolaire ne me parait pas problématique, si les élèves sont au clair qu’il s’agit d’un modèle pertinent pour les problèmes qu’ils auront à traiter en classe, mais sans doute moins pertinent pour d’autres. Et qu’il prend en compte les données actuelles, mais pourrait être complété avec l’arrivée de nouvelles données.
Si on peut les aider à dépasser l’idée que les choses sont vraies OU fausses, mais pertinentes dans un contexte, hypothétiques ou modifiables, c’est probablement un grand progrès pour les aider à affronter la complexité du monde.
Et peut-être à devenir des citoyens responsables qui ne se contentent pas de réponses simplistes ?

La pensée naïve ?

Selon Bromme, un des présupposés fondamentaux de l’éducation est qu’il s’agit de faire évoluer les croyances « naïves » (épistémologies pour les spécialistes) des étudiants vers des pensées (épistémologies) sophistiquées : Croire que les connaissances consistent en un stock de faits reflétant précisément le monde, qui s’ajoutent en s’imbriquant, et dont la véracité est garantie par l’autorité d’une personne relève d’une pensée (il dit épistémologie) naïve. L’action éducative devrait les conduire à i) prendre conscience que la connaissance est complexe et relative au point de vue et dépendant du contexte, ii) croire que la justification d’une connaissance dépend du contexte et s’établit dans des interactions sociales, ou que le savoir reconnu dans un contexte donné est un réseau complexe de faits, théories et d’hypothèses relève de pensées (il dit épistémologies) sophistiquées, iii) baser les connaissances sur l’incertitude et le fait que la vérité puisse changer, ou que les savoirs sont des constructions et non des donnés. (Bromme, et al., 2008)  Comment  Obtenir un article mentionné

Sources :

  • Bromme, R., Pieschl, S., & Stahl, E. (2008). Epistemological beliefs are standards for adaptive learning: a functional theory about epistemological beliefs and metacognition. Metacognition and Learning, 7-26. doi: 10.1007/s11409-009-9053-5
  • Hallé, Francis (2004). Eloge de la plante. Pour une nouvelle biologie. Seuil, Paris
  • Hultén, M. A., Jonasson, J., Nordgren, A., & Iwarsson, E. (2010). Germinal and Somatic Trisomy 21 Mosaicism: How Common is it, What are the Implications for Individual Carriers and How Does it Come About? Current Genomics, 11(6), 409‑419. doi:10.2174/138920210793176056
  • Lupski, J. R. (2013). Genome Mosaicism—One Human, Multiple Genomes. Science, 341(6144), 358‑359. doi:10.1126/science.1239503
  • Martinand, J. L. (1996). Introduction à la modélisation. Actes du séminaire de didactique des disciplines technologiques., Cachan  Paris
  • Mertzanidou, A., Wilton, L., Cheng, J., Spits, C., Vanneste, E., Moreau, Y., … Sermon, K. (2013). Microarray analysis reveals abnormal chromosomal complements in over 70% of 14 normally developing human embryos. Human Reproduction, 28(1), 256‑264. doi:10.1093/humrep/des362
  • Poduri, A., Evrony, G. D., Cai, X., & Walsh, C. A. (2013). Somatic Mutation, Genomic Variation, and Neurological Disease. Science, 341(6141), 1237758. doi:10.1126/science.1237758

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