Le paradoxe de la prévention

Prendre une aspirine quand on sent venir une migraine évite le mal à la tête… elle n’était donc pas nécessaire ?

Le propos de la professeure Samia Hurst, éthicienne à l’UNIGE, éclaire bien un argument à propos des mesures contre la pandémie, le paradoxe de la prévention : quand des mesures fortes ont été prises, la gravité du problème a été réduite et les sceptiques disent après coup qu’on n’avait pas besoin de « faire tout ça » ou qu’il n’y a pas de solution.

Cf dans Infrarouge sur la RTS à fin août quand la première vague était passée.

  • RTS Infrarouge- sommes-nous devenus fous – rts.ch -> définition du paradoxe de la prévention à la minute 39:01
Actuellement les directeurs des hôpitaux universitaires de Suisse avertissent : « Les hôpitaux de Bâle, Berne, Zurich, Lausanne et Genève ont fait part de ‘leur grande inquiétude quant à la situation actuelle’ « ici , des sceptiques  diront : ils ont déjà crié au loup lors de la première vague, et ça n’a pas été si grave … Rejetant ainsi l’avertissement.
« Tous ceux qui avertissent de dangers à venir […] espèrent non seulement que leurs prédictions s’avèreront fausses, mais font aussi tout pour éviter que de telles conséquences se produisent. On peut parler d’une «prophétie auto-destructrice» (variante moins connue de la «prophétie auto-réalisatrice»).
Hélas, un inconvénient majeur de telles prophéties est que les sceptiques vont inévitablement se manifester une fois que le pire est évité et dire: «Vous voyez : nous avions bien dit que ce ne serait pas si grave.» «   Boudry, M. (2020). notre traductionLe raisonnement est subtilement fallacieux !

Le raisonnement repose sur une erreur logique : comparer la situation avant le COVID-19 avec les coûts économiques sociaux et citoyens des mesures prises, mais la pandémie est là et on ne peut pas revenir en arrière, aussi la comparaison devrait être : quels coûts si on n’avait rien fait ?
Certains ont souligné que fermer des établissements, obliger à porter le masque et à garder des distances, limiter les réunions de famille,… : tout cela a un coût énorme.  Comparer au nombres de tests positifs, de malades ou de morts que ces mesures n’ont pas suffi à éviter est une erreur.   On devrait comparer avec le nombre de malades, de morts et les coûts pour les entreprises si on n’avait pas pris toutes ces mesures , ni quels seraient les coûts économiques sociaux et citoyens si on n’avait pas pris ces mesures ? Les coûts seraient énormes !

Ce qui serait passé si on n’avait pas pris ces mesures …

On a pu observer à Manaus au Brésil ou un confinement très peu suivi et sans sanctions a conduit près de 66% de la population a attraper le COVID Aschwanden, C. (2020) et la mortalité a dépassé 4.5 fois normale (Orellana, 2020).

Overall mortality ratios for the years 2019/2018 and
          2020/2019 by Epidemiological Week (EW). Manaus, Amazonas
          State, Brazil.
Fig 2: Mortalité hebdomadaire à Manaus comparaison 2019 (gris) 2020  (noir)   [img]. Source : Orellana, 2020

L’économie a été complètement bouleversée par les absents, les malades, les paniqués, les inquiets, etc. Pourtant il y avait des mesures, bien modestes.  Ce qui se serait passé sans aucune mesure est difficile à estimer, personne n’a osé essayer jusque-là !

La démarche scientifique ?

On retrouve cette faille de raisonnement au coeur du succès de bien des théories coronasceptiques, climatosceptiques et créationnistes :

A) On trouve une explication – de la pandémie par exemple –  qui conforte nos convictions et on la brandit pour justifier ces opinions en la présentant comme scientifique.

B) On ne vérifie pas que c’est la seule explication, on n’a pas pris la peine de vérifier et d’exclure les autres explications possibles (réfutation).

C) On la tient pour « prouvée »

Parmi ce que cette épidémie révèle, Samia Hurst pointe un «déficit de culture scientifique dans la population. Je ne parle pas du savoir, mais du «comment sait-on?» La méthode devrait être enseignée à l’école, au nom des enjeux démocratiques qu’elle recoupe. En sciences, quand on émet une hypothèse, on doit d’abord essayer de l’invalider. Chercher pourquoi on a raison est à la portée de tous. La démarche scientifique consiste à chercher pourquoi on a tort, et de ne conclure que l’on a raison que si l’on n’y arrive pas.» Hurst, Samia (2020).

Pour Jean-Yves Cariou,  en toute rigueur on ne devrait pas non plus dire « valider » ou « invalider » une hypothèse, seul un raisonnement pouvant être ou non déclaré « valide », et on ne devrait pas conclure que l’on a raison mais seulement conclure que l’on a vraisemblablement raison, la notion de vraisemblable a une importance cruciale dans l’histoire comme dans l’enseignement des sciences. Il le discute bien dans son ouvrage Histoire des démarches scientifiques de l’Antiquité au monde contemporain, (Cariou, J.-Y, 2019)

Est-ce qu’on développe cette compétence cruciale dans nos TP et nos explications en cours de sciences  ?

De nombreuses études suggèrent que c’est très peu le cas  cf. par exemple Millar, R. (2009) ici

Lorsqu’on dit à la fin d’un TP  que « l’expérience démontre que », alors qu’on n’a pas pu – contraintes scolaires oblige – éliminer toutes les autres explications possibles,…Est-ce qu’on a vraiment montré que l’explication ne peut pas être réfutée, a-t-on vérifié et exclu les autres explications possibles ? Evidemment, non ! Mais alors on donne une bien piètre idée de ce qu’est la validation scientifique.

De Vecchi, G. (2006) propose (p.144) plutôt d’indiquer que le TP permet d’éprouver (au sens mettre à l’épreuve) un modèle, une explication.

On peut le formuler pour les élèves : « je veux bien vous croire, mais ne peut-on pas essayer d’utiliser ce modèle et voir si on arrive à faire des prédictions qui se confirment  ? »

C’est déjà un pas …

Jump-to-science a traité la question récemment

Voir aussi

  • Delouvée, S., & Margot. (2011). Pourquoi faisons-nous des choses stupides ou irrationnelles?! Dunod. extraits intranet.pdf

Former les élèves à vérifier les informations


Références:

Révisé le 7 janvier 2020 pour corriger le N° de page de l’ouvrage de De Vecchi, et compléter la discussion de la réfutation par un commentaire de J.-Y- Cariou
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