Pourtant j’ai lu dans un ouvrage sérieux qu’on distingue dix mille odeurs ?
On répète souvent que le nez humain est capable de distinguer 10’000 odeurs. La recherche correspondante date de 1927, et une étude récente tente de vérifier ce chiffre et estime par extrapolation statistique à 1012 (mille milliards) le nombre d’odeurs qu’on peut distinguer.
Fig 1: Une odeur est un mélange de composantes : combien d’odeurs peut-on distinguer source (© Dennis Wong, Flickr, cc by 2.0)
Bushdid, C. et al. ont recherché d’où vient ce chiffre de dix mille : une étude de 1927 (Crocker, E. C., et al.), a mesuré sur une échelle de 9 degrés quatres sensations olfactives élémentaires ce qui fait 94 soit 6561 possibilités. ce chiffre aurait ensuite été arrondi à 10’000. Alors que ce chiffre était destiné à mesurer combien d’odeurs un humain peut discerner, il a été employé comme mesure du nombre de molécules odorantes existant, ou le nombre de molécules que l’humain pourrait détecter.
Il y a
- le phénomène (on ne le connait pas pleinement)
- le modèle qu’on s’en fait. Il y en a plusieurs en fait et celui des experts est plus complexe que celui enseigné en classe (un modèle simple : des molécules interagissent avec des récepteurs dans la muqueuse nasale et modulent des influx nerveux, qui sont traités dans différents centres de l’encéphale)
- la perception humaine (l’odeur délicieuse de l’orchis vanillé par exemple)
Ensuite il y a des mesures qui sont forcément liées au modèle qu’on s’en fait.
Cette confusion entre le phénomène, le modèle qui le décrit et la perception par nos sens est un problème classique en éducation aux science.
La lumière (phénomène), sa modélisation par un trait d’épaisseur infinitésimale et sa vision (perception humaine) sont parfois confondus.
Bien des écoles continuent à se référer à la carte des 4 goûts sur la langue – basé sur un article de 1901 (Hänig, D.P.),- comme s’il il y avait quatre goûts détectés de manière distincte dans des zones de la langue aussi distinctes que les pays. ( cf. Bio-Tremplins du 10 octobre 2012 : La carte des goûts selon ses goûts… )
Cette simplification des résultats au point qu’ils perdent parfois tout ce qui les rend scientifiques est un effet classique de la transposition – et de la vulgarisation. Chercher à savoir si un chiffre est juste ou faux n’est pas comprendre ce qu’est la science. Chercher à comprendre comment il a été établi permet d’une juger la pertinence à certaines questions, les limites de validité, etc.
Comment a été mesuré ce chiffre ?
94 est donc une mesure du phénomène perception qui repose sur le modèle selon lequel il y aurait 4 odeurs élémentaires et qu’on puisse distinguer 9 degrés pour chacune. Le chiffre obtenu a du sens dans ce modèle. La portée de ce modèle est discutable. Probablement satisfaisant comme première approximation – si on n’oublie pas que c’en est une. Et comme tout modèle il est hypothétique, et donc remis en question avec de nouvelles données.
Justement Bushdid, et al (2014) ont développé un autre modèle qui conduit à une autre estimation :
Ils indiquent en préambule que les stimuli olfactifs naturels sont presque toujours un mélange d’un grand nombre de composants dans des proportions variées. L’odeur typique de la rose par exemple est produite par un mélange de 275 composants, mais en général seul un petit pourcentage des ces substances contribue à l’odeur perçue. Il n’est pas réaliste de tester toutes les molécules possibles sur un panel de personnes. Ils ont donc établi un modèles simplifié qui produit un éventail d’odeur différentes en mélangeant des substances odorantes à partir d’une collection standardisée de 128 odeurs. Les mélanges à présenter aux sujets pour voir s’ils les distinguent sont composés avec le même nombre (soit 10, 20 ou 30) de substances mais en proportions différentes établies au hasard.
Pour mesurer si on peut discriminer des mélanges, ils préparent 2 échantillons identiques et un troisième différent, puis demandent aux sujets de reconnaitre lesquels deux sont identiques. Ils observent le taux d’identification correcte en fonction du pourcentage de similitude de composition entre les échantillons.
Ainsi des mélanges très similaires (90% mixture overlap) seront difficiles à discriminer alors que des mélanges très différents (10% mixture overlap) seront distingués par la plupart des gens. (Cf. fig 3 )
Ils considèrent que la résolution du système olfactif est le pourcentage moyen de différence entre deux mélanges nécessaire pour qu’ils soient discriminés par un nez humain moyen.
Fig 3: En mélangeant 10, 20 ou 30 molécules et en mesurant la capacité à les discriminer selon leur degré de similitude, ils établissent le pourcentage de différence entre deux mélanges nécessaire pour qu’ils soient discriminés. source Bushdid, et al. (2014)
La plupart des gens arrivent à distinguer deux mélanges de 30 substances différant par la moitié des composants.
Leurs résultats indiquent que la plupart des gens sont capables de distinguer des mélanges différant de plus de la moité ( 51.17%) des composants de la collection standard. Et les mélanges différant de plus de 57.43% sont discernables par la plupart des gens. je renvoie le lecteur à l’article d’origine pour cette nuance ( Bushdid, C., et al (2014) doi:10.1126/science.1249168) (Les membres Expériment@l peuvent obtenir cet article)
Fig 4: En mélangeant 10, 20 ou 30 molécules et en mesurant la capacité à les discriminer selon leur degré de similitude, ils établissent le pourcentage de différence entre deux mélanges nécessaire pour qu’ils soient discriminés. source Bushdid, et al. (2014)l
Sur la base de ces chiffres ils ont calculé le nombre d’odeurs discriminables à ces seuils proches de 50%. (cf fig. 4) : par exemple 1.72 × 1012 mixtures de 30 odeurs peuvent être distinguées ! C’est de là que vient le chiffre de mille milliards apparemment.
Je ne suis pas sûr de les maîtriser pleinement aussi pour les calculs et les méthodes (« Mathematically, this presents a coding problem that can be formulated in information theory as a problem of packing spheres in multidimensional space« ) je renvoie le lecteur à l’article d’origine ( Bushdid, C., et al (2014) doi:10.1126/science.1249168) (Les membres Expériment@l peuvent obtenir cet article)
Bushdid, et al. (2014) se font plaisir de noter que si ce chiffre parait impressionnant, il y a quand même 8.95 × 1016 autres mixtures qui ne peuvent pas être distinguées !
Ils notent aussi de grandes différences entre les individus : le meilleur de leurs sujets distingue 1.03 × 1028 mixtures de 30 composantes alors qu’un autre seulement 7.84 × 107. ( Cf matériel supplémentaire) (Les membres Expériment@l peuvent obtenir cet article)
Il serait intéressant de voir si (peut-être) c’est un fumeur… on sait l’effet de la cigarette sur l’odorat !
Ils mentionnent aussi des chiffres qui pourraient intéresser ceux qui préfèrent donner des chiffres authentiques à leurs élèves : les humains distingueraient entre 2.3 et 7.5 millions de couleurs et ~340,000 tons différents (Stevens, S. S. et al. 1938) Extraits ici .
Une recherche bien étayée réduite à un chiffre pour Trivial Pursuit ?
Est-ce que cette expérience biologique et magnifique élaboration mathématique sera résumée à un chiffre digne du Trivial Pursuit ou apprise par coeur … au vu de la transposition didactique je le crains.
On voit que les savoirs que la recherche produit sont transformés pour les rendre compatibles avec l’enseignement. Notamment disparition des nuances et des conditions de mesure, la manière dont les résultats ont été établis se perdra, la discussion du degré de certitude et de la portée sera évacuée, pour ne retenir qu’une conclusion simple affirmative, et présentée de manière à frapper les esprits. La vulgarisation suit des cheminements similaires et ce point avait été discuté dans une publication Bio-Tremplins en septembre 2010 : La percolation des découvertes scientifiques dans la presse.
Expériment@l vous offre la possibilité de vous construire une connaissance scientifiquement étayée. Et peut-être de répondre à un élève qui demanderait » Mais comment on le sait ça ? »
Un élève impertinent peut-être, mais qui fait preuve d’esprit scientifique il me semble …
Sources :
- Bushdid, C., Magnasco, M. O., Vosshall, L. B., & Keller, A. (2014). Humans Can Discriminate More than 1 Trillion Olfactory Stimuli. Science, 343(6177), 1370‑1372. doi:10.1126/science.1249168
- Chevallard, Y. (1991). La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné (2e éd. revue et augmentée, 1985 lre ed.). Grenoble: La Pensée sauvage.
- Crocker, E. C., Henderson, L. F., (1927). Analysis and classification of odors: An effort to develop a workable method. Am. Perfum. Essent. Oil Rev. 22, 325
- Hänig, D.P., 1901. Zur Psychophysik des Geschmackssinnes. Philosophische Studien, 17: 576-623.
- S. S. Stevens, H. Davis, Hearing, Its Psychology and Physiology (Wiley, New York, 1938), pp. 152–154. ici
Et en français ?
- Chaput, Janlou (2014).Odorat : notre nez peut distinguer au moins mille milliards d’odeurs.. Futura-Sciences. Consulté 23 mai 2014, à l’adresse http://www.futura-sciences.com/magazines/sante/infos/actu/d/biologie-odorat-notre-nez-peut-distinguer-moins-mille-milliards-odeurs-52974/
La plateforme Expériment@l vous offre l’accès a ces articles (enfin… la plupart, pas ceux de 1901 et 1927) Comment Obtenir un article mentionné : Get-a-doi
Posté par … Estelle Blanquet:
Je me suis amusée au petit matin …
Supposons qu’on fasse sentir des mixtures à quelqu’un toutes les 2 secondes et cela 10h par jour.
10h = 3,6. 10exp4 secondes. Cela fait 1,8.10exp4 odeurs. J’arrondis à 2.10exp4.
Sur un an, cela fait 6.10exp6 odeurs testées. (j’ai multiplié par 300)
Sur 10 ans cela fait 6.10exp7 odeurs testées… soit le nombre de mixtures différentes du sujet le moins performant qui effectuerait déjà là une performance 🙂
Pour sentir 1,03. 10exp28 mixtures différentes, il faudrait sur cette base vivre 10exp20 années, soit l’âge de l’univers (environ 10exp10 années) …au carré !!!!
Je ne parle même pas de la capacité de mémorisation nécessaire pour être capable de se rappeler les odeurs pour pouvoir les distinguer…
Le meilleur sujet « pourrait distinguer » 1,03. 10exp28 mixtures… et cela restera de toutes les manières invérifiable :-))
Cela me fait penser, juste pour le plaisir du partage…
J’ai discuté il y a quelques temps avec un nez qui crée les parfums pour je ne sais plus quel grand parfumeur (pas Chanel mais l’équivalent). Il me disait qu’avec l’âge il en est venu à utiliser moins d’une dizaine de molécules différentes pour créer tous ses parfums et que la maîtrise du dosage fait toute la différence… Je me demande s’ils ont utilisé un nez dans leur étude mais je n’ai pas le temps d’aller voir.
Commentaire de Juan-Carlos Barros
JB : Merci pour cet article passionnant, comme d’habitude!
J’ai juste une question concernant les 340,000 sons distingués. Est-ce que tu parles de timbres (distinguer deux instruments par exemple) ou de fréquence (distinguer deux notes) ?
F.Lo : Le principe de expérimental est de vous donner envie et de vous permettre de trouver les articles pour approfondir:
Dans
Bushdid, C., et al.. (2014). Humans Can Discriminate More than 1 Trillion Olfactory Stimuli. Science, 343(6177), 1370‑1372. doi:10.1126/science.1249168
On retrouve la citation :
« Tones vary in frequency and loudness. We can therefore determine the resolution of these modalities along those axes and then calculate the number of discriminable tones and colors from the range and resolution. Humans can detect light with a wavelength between 390 and 700 nm and tones in the frequency range between 20 and 20,000 Hz. Working within this range, researchers carried out psychophysical experiments with color or tone discrimination tasks in order to estimate the average resolution of the visual and auditory systems. From these experiments, they estimated that humans can distinguish between 2.3 million and 7.5 million colors (1, 2) and ~340,000 tones (3). » … qui est S. S. Stevens, H. Davis, Hearing, Its Psychology and Physiology (Wiley, New York, 1938), pp. 152–154. un livre de 1938 !!!!
il est sur google books http://books.google.ch/books?hl=fr&id=3nZEAAAAIAAJ&focus=searchwithinvolume&q=340%2C000 en Page 152 il semble que DL est le seuil de différence. ( seuil de discrimination ?)
Tout ça suggère plutôt la discrimination sur le spectre . Je pense qu’il veut dire qu’on distingue 340’000 sons de fréquence différente ou d’intensité différente. Il s’agit donc de sons monofréquence car il faudrait distinguer 1/17 de Hz ….et distinguer 1 Hz me parait déjà très bon dans les fréquences favorables, mais surement pas à 14 kHz par exemple donc on peut pas caser 340’000 différentes sans faire intervenir un autre variable -> intensité je présume
Donc probablement pas le timbre …
JB : Je pense que 12000 serait une estimation haute des fréquences distinguables (10 octaves x 12 notes x 100 cents) mais c’est pour les fines oreilles. Si on multiplie par le nombre d’intensités qu’on est capable de discriminer, je pense qu’on peut effectivement arriver aux 340000 évoqués. Si on rajoute les timbres, on serait encore bien plus grand. Imagine seulement le nombre de personnes qu’on peut reconnaître avec un son alors que ce sont des timbres si semblables…
C’est un sujet passionnant. Merci de l’avoir suggéré!
JB : Je me disais que le langage, qui est d’abord basé sur les sons, fonctionne un peu à la manière des odeurs : pour décoder un mot, on utilise un ensemble de plusieurs sons qui s’entremêlent, tout comme on perçoit une odeur, qui est une combinaison de nombreuses molécules, comme une entité. La succession chronologique jour un rôle très important dans le langage et peut être aussi dans la perception des odeurs ou d’autres stimulus car pour les discriminer, on en perçoit deux semblables, séparés chronologiquement et notre cerveau fabrique du sens à partir du mouvement perçu…