La supraconductivité à température ambiante ? Prof. Mopurgo vous aide a mettre en perspective

La supraconductivité à température ambiante ?

Dans une nouvelle de la fameuse revue Nature, Edwin Cartlidge titre

‘Tantalizing’ hints of room-temperature superconductivity.
Doped graphite may superconduct at more than 100 ºC.” ici


La nouvelle se réfère à une publication dans la revue Advanced Materials.  Scheike, T. et al. (2012) DOI:10.1002/adma.201202219 (2012)
Comment  Obtenir un article mentionné : Get-a-doi

Le graphite, dopé avec de la simple eau distillée pourrait être supraconducteur à T° ambiante.  La nouvelle a fait des vagues (ici, par exemple), car évidemment ce serait extraordinaire si on pouvait avec des matières aussi simples que du graphite et de l’eau produire un supraconducteur à T° ambiante.

Une science qui fascine peut-elle ne pas tomber dans le piège du sensationnalisme ?

Cette nouvelle est fascinante : elle montre la physique comme une science qui avance, qui découvre, qui donne envie de faire partie de cette dynamique. Mais la formulation est sensationnaliste (oui même Nature dans ses News cède à la tentation du titre accrocheur !)   Expériment@l s’y est un peu fait prendre, et peut-être vous aussi si vous lisez ces lignes. Nos élèves sauront-ils faire la part  des choses ?
Alors que l’école a pour mission de former des jeunes capables de comprendre une question scientifique et d’en discuter les enjeux dans un esprit critique, cet article nous fournit une belle occasion de le faire.
« Dans une société fortement marquée par les progrès scientifiques et technologiques, il est important que chacun possède des outils de base lui permettant de comprendre les enjeux des choix effectués par la communauté, de suivre un débat sur le sujet et d’en saisir les enjeux principaux.» Plan d’Etude Romand

Un avis d’expert pour mettre en perspective cette nouvelle

S’agit-il de spéculations ou de conclusions bien étayées et vérifiées ?
Pour faciliter la discussion avec les élèves de cette nouvelle, Expériment@l a demandé à la section de Physique qui pourrait aider les enseignants de sciences à mettre en perspective cet article : le prof Alberto MORPURGO de l’Université de Genève travaille sur le graphène et la supraconductivité (Son labo ici)  a accepté de nous faire un commentaire sur la publication  “Can Doping Graphite Trigger Room Temperature Superconductivity ? Evidence for Granular High-Temperature Superconductivity in Water Treated Graphite Powder” Scheike, T. et al. (2012) Comment  Obtenir un article mentionné : Get-a-doi

Expériment@l vous l’a traduit ci-dessous – pardonnez les imperfections – le texte original en anglais est disponible en pdf ici.
« Les matériaux à base de carbone ont attiré depuis longtemps l’intérêt des scientifiques dans le domaine de la recherche fondamentale et appliquée, comme en atteste le prix Nobel 2010 pour la découverte du graphène, couche monoatomique de carbone cristallin.  La publication (Scheike, T. et al. 2012) se réfère à du graphite – la substance brute à partir de laquelle le graphène peut être extrait, c’est aussi ce qu’un crayon gris dépose sur le papier – et affirme avoir obtenu des indications (l’expression anglaise evidence se traduit mal) de supraconductivité à partir de mesures de magnétisation. Si cela se confirmait cette découverte aurait des conséquences énormes sur la technologie (par exemple en révolutionnant la distribution d’électricité et en réduisant de manière massive la consommation électrique de nombreux appareils).

Avec le laboratoire du Prof. Triscone, Expériment@l a offert à quelques classes la chance de faire ces mesures :

Il faut donc discuter avec prudence les résultats sur lesquels se base cette publication. La signature spécifique d’un matériau supraconducteur est sa capacité de conduire du courant sans dissipation ( pas de chute de tension) et d’expulser le champ magnétique de son intérieur : dans des champs magnétiques faibles, les supraconducteurs sont parfaitement diamagnétiques et expulsent complètement tout le champ magnétique, c’est l’effet Meissner.
Dans des « bons » supraconducteurs, les phénomènes sont bien compris et faciles à mesurer expérimentalement.
Si un matériau n’est que partiellement supraconducteur, ces phénomènes sont plus faibles et se manifestent de manière moins claire. Plus précisément, si la fraction du matériau qui est supraconductrice est petite, on ne peut pas attendre un résistance nulle, ni un diamagnétisme très fort. Expérimentalement ces signatures ne sont souvent pas aussi tranchées pour établir indiscutablement la présence de supraconductivité.
Les auteurs mesurent la magnétisation du graphite immergé longtemps dans de l’eau et comparent avec du graphite sec. Ils trouvent que le graphite-eau a un diamagnétisme beaucoup plus grand, qu’il a une forme d’hystérèse typique et une dépendance du temps qui sont connus pour se produire dans des matériaux supraconducteurs d’un certain type. Sur cette base ils affirment qu’une partie du matériau est supraconducteur. Ils estiment la fraction du matériau qui est supraconducteur à une part par 10’000 (un gramme serait supraconducteur dans 10 [kg] de graphite-eau).
De nombreux matériaux ont été présentés comme partiellement supraconducteurs dans des publications au cours des années. Dans la majorité des cas, il s’est avéré que lorsque les phénomènes mesurés sont très faibles (c.-à-d. quand la fraction de matériau supraconducteur est très faible) la validité des affirmations (claims) n’a pas convaincu.  En d’autres termes, les effets mesurés sont faibles et il est très difficile de s’assurer qu’ils ne proviennent pas d’autres phénomènes qui n’ont rien à voir avec la supraconductivité. C’est le cas ici également, puisque les effets observés sont très faibles et la présence de molécules d’eau dans le matériau pourrait avoir influencé le diamagnétisme mesuré (dans la comparaison graphite exposé à l’eau et graphite qui n’a pas été immergé).
De ce fait les conclusions de cet article doivent être prises avec la plus grande prudence et sont loin d’être indiscutables (ce groupe a dans le passé affirmé que le graphite manifeste du ferromagnétisme, et là aussi l’effet était très petit, pas facile à reproduire et n’a pas pu être vérifié indépendamment par d’autres groupes). Ces remarques sont d’autant plus pertinentes que de nombreux groupes de recherche travaillent sur des matériaux basés sur le graphite et aucun n’a rapporté de preuves claires de supraconductivité à température ambiante (La supraconductivité se produit dans du intercalated graphite mais seulement en dessous de T ~ 10[°K])  »     Prof. Alberto Mopurgo, Traduction Expériment@l

Montrer une science qui progresse en exposant les idées à la vérification des sceptiques ?

Cette discussion pourrait être utilisée pour montrer aux élèves comment la science progresse : une recherche est publiée parce qu’elle est faite avec sérieux, pas parce que ses conclusions sont « vraies » et celle-ci semble particulièrement spéculative. Elle sera considérée comme temporairement vraie quand de nombreuses recherches auront répliqué ces résultats et que toutes les autres explications possibles auront été écartées… jusqu’à de nouvelles données ou théories d’interprétation !  La loi de Newton a tenu bon à des années de vérification, jusqu’à ce que la relativité vienne en limiter la portée pour de champs gravitationnels très forts ou des vitesses grandes.

« Ce qui n’est pas entouré d’incertitudes ne peut pas être la vérité » Feynmann Richard

Le doute est ainsi le compagnon de la poursuite de la vérité ajoute le Prof. Mueller.
Montrer aux élèves que ce processus de la science trébuche, hésite mais finit le plus souvent par établir des modèles qui permettent de comprendre, prédire le monde qui nous entoure, même quand ce processus passe par des publications incertaines est peut-être les aider à comprendre une dimension importante de la … démarche scientifique ?

Sources :

  • Cartlidge, Edwin. (2012), Tantalizing’ hints of room-temperature superconductivity, Nature News, 18 September 2012
  • Scheike, T. et al. (2012) Can Doping Graphite Trigger Room Temperature Superconductivity? Evidence for Granular High-Temperature Superconductivity in Water-Treated Graphite Powder, Adv. Mater. advance online publication DOI:10.1002/adma.201202219 (2012)
  • Feynmann, Richard (in Postel Vinay , Olivier, une culture remplace l’autre La Recherche 394 février 2006 p. 92)
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